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Les Magritte du Cinéma
13e édition - 9 mars 2024

28 janvier 2014 - 08:48:56

Magritte d’Honneur : Emir Kusturica

Comme les frères Dardenne, il a remporté deux fois la Palme d’Or à Cannes. Mais Emir Kusturica n’est pas qu’un cinéaste. C’est aussi un scénariste (configuration classique), un musicien (plus rare), un acteur et un homme terriblement engagé. Volontaire et accrocheur, il n’hésite jamais à se lancer des défis impossibles… qu’il mène toujours à bien.
Le 1er février, Emir Kusturica ajoutera un trophée à sa singulière collection : l’Académie André Delvaux lui décernera un Magritte d’honneur pour l’ensemble de son œuvre.
Né à Sarajevo, le 24 novembre 1954, Emir Kusturica grandit dans un vaste pays hétéroclite, alors sous le contrôle autoritaire du Maréchal Tito. Son père travaille au Ministère de l’Information de Bosnie Herzégovine. Lui, c’est le cinéma l’attire.

A priori, le jeune Emir n’a pas beaucoup de chance d’y faire carrière. Pour étancher sa curiosité, il fréquente le cinoche du quartier, mais c’est grâce à un ami de son paternel qui dirige l’Institut du Cinéma local, qu’il a la chance de visiter un plateau de tournage. L’expérience l’impressionne. Il y voit un faisceau d’énergies qui se concentre, la rencontre de multiples talents qui se conjuguent dans un but unique : réaliser un film, une œuvre d’art. Cet univers foisonnant et plein de vie le fascine durablement. Comme il traîne de plus en plus souvent avec les jeunes rebelles du coin et que sa réputation en pâtit, ses parents peu rassurés l’encouragent à s’exiler à Prague pour étudier ce 7e art auquel il pense toujours vouer sa carrière professionnelle.


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De retour en Yougoslavie avec son diplôme, Emir Kusturica tourne deux courts métrages et remporte son premier prix au festival étudiant de Karlovy-Vary avec Guernica. Il travaille aussi pour la télévision.


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En 1981, il réalise un premier long professionnel, en bosniaque. Te souviens-tu de Dolly Bell ?, histoire d’une famille serbe et d’un groupe d’enfants dans le Sarajevo des sixties sous le joug soviétique, récolte le Prix de la critique du Festival du Film International de Sao Paulo et le Lion d’Or de la première œuvre à la Mostra de Venise.
Le démarrage est tonitruant.


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En 85, le Festival de Cannes sélectionne son film suivant : Papa est en voyage d’Affaires. Emir Kusturica, l’homme qui ne vit pas dans la demi-mesure, y décroche une première Palme d’Or. On souligne son audace, son engagement, sa singularité. Sa carrière est définitivement sur les rails.

Contrairement à d’autres artistes qui se sont diversifiés sur le tard, Kusturica est, à l’époque déjà, compositeur et musicien. Il joue de la basse et de la guitare au sein de Zabranjeno Pušenje qui sera rebaptisé plus tard (ou plutôt anglicisé) The No Smoking Orchestra, un groupe auquel il restera fidèle à travers le temps et qui accueillera dans les années 2000 son propre fils, devenu batteur.


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Kusturica qualifie son répertoire très personnel de musique unza unza, un mélange de jazz, folk, rock et musique tzigane.

Mais c’est naturellement sur le grand écran que l’homme va s’imposer comme un artiste incontournable, alignant les films marquants, polémiques souvent, décisifs toujours.


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Le temps des Gitans, tourné peu après sa Palme d’Or, confirme son talent singulier et… sa faculté à fasciner les cinéphiles. Cannes qui aime suivre les cinéastes qu’il a honorés lui réserve le prix de la mise en scène. Une récompense qui sied particulièrement à cet artiste visionnaire et inimitable.


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Attiré par les États-Unis, Kusturica va y réaliser Arizona Dream avec un jeune et déjà charismatique Johnny Depp. Mais alors que de nombreux cinéastes européens se sont cassé les dents sur leur rêve américain, Emir réussit le double pari de séduire le public et les cinéphiles les plus exigeants. Après Venise et Cannes, c’est à Berlin qu’il s’illustre : il y remporte l’Ours d’Argent et le Prix Spécial du Jury.


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Dans les Balkans, la guerre fait rage. L’ex-Yougoslavie se disloque et sur les frontières indécises des nationalismes revanchards, les morts s’amoncellent. Plongé dans cette noirceur désespérante, Emir Kustirca se lance alors dans une fresque insensée, à l’opposé de la féerie libertaire de son épopée américaine. Plus polémique que jamais, Underground raconte l’histoire de la Yougoslavie de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’aube des années 1990.

Présenté à Cannes en 95, le film rapporte à son réalisateur une deuxième Palme d’Or, fait rarissime dans les annales de la manifestation. À part lui, seuls Luc et Jean-Pierre Dardenne, Bille August, Francis Ford Coppola, Michael Haneke, Shōhei Imamura et, bien plus tôt, Alf Sjöberg ont fait aussi bien.



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Dès sa projection, Underground fait sensation. Et crée la polémique. Les images sont terribles, le propos direct... Kusturica est en profond désaccord avec la façon dont les journalistes et intellectuels étrangers répercutent le conflit qui ravage son pays. La vision qu’il transmet dans son film tranche avec la version des médias occidentaux. L’accueil violent que lui réserve une certaine intelligentsia, notamment française, le touche au point de lui faire dire qu’il préférait arrêter sa carrière plutôt que d’avoir à se justifier devant ces senseurs. Il n’ira pas jusque-là, mais ce choc marque pourtant une rupture dans sa filmographie.


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Chat noir, chat blanc qu’il réalise trois ans plus tard est nettement plus léger et joyeux. Ce n’est pas un film destiné aux cinéphiles, mais au grand public qui le reçoit cinq sur cinq. Plus impliqué dans la musique, happé par d’autres aspects de l’existence, Emir Kusturica va se faire de plus en plus rare sur les grands écrans. Il signe un documentaire Super 8 Stories, en 2001, puis La Vie est un miracle, trois ans plus tard.

En 2005, il revient à Cannes comme président du jury officiel, et dans les années qui suivent propose trois nouveaux longs métrages : Enfants invisibles, le documentaire Maradona et Promets-moi.


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Pendant toutes ces années, il prend également su plaisir à jouer dans les films de quelques réalisateurs qu’il affectionne particulièrement comme Patrice Leconte (La Veuve de Saint-Pierre) ou Neil Jordan (L’homme de la Riviera). On l’a aussi vu dans L’affaire Farewell et récemment Au Bonheur des Ogres.


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Absent des grands écrans en tant que réalisateur depuis 5 ans, il se prépare à y revenir avec On the milky road. Tourné l’an dernier, L’Amour et la paix (titre français) est une histoire d’amour qui se déroule pendant une guerre, entre un militaire et une femme qui meurt tragiquement avant leur mariage. Le réalisateur y incarne le rôle principal masculin; sa partenaire est Monica Bellucci.


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Mais son projet le plus fou, celui qui l’a occupé ces dernières années, est encore plus insensé: Emir Kusturica est en train de créer une ville à Višegrad en Bosnie-Herzégovine. Elle s’appelle Andricgrad, la "ville d’Andric", en hommage à Ivo Andric (1892-1975), écrivain serbe, Prix Nobel de littérature yougoslave en 1961. Elle servira de décor à l’adaptation cinématographique du Pont sur la Drina, le roman le plus célèbre d’Andric, qui raconte l’histoire d’une petite ville multiethnique de Bosnie du XVIe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Andrcgrad est une ultime preuve de la démesure de cet artiste qui n’a jamais cherché à ressembler à quiconque, qui a toujours tenté de tracer un sillon original, fort et digne. Charismatique et truculent, Emir Kusturica est sans aucun doute un des grands noms du cinéma contemporain, mais aussi une des personnalités les plus marquantes de ces quarante dernières années.